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Art et mort : comment les œuvres transcendent notre finitude – 1ère partie

Dans un monde saturé d’images et de médias, l’art continue de jouer un rôle essentiel dans notre compréhension de la vie. Alors que la photographie et la télévision dominent notre quotidien, certaines formes d’art défient les normes en explorant des thèmes aussi profonds et universels que la mort et la vie. La crise de l’image occulte la mort et rend celle-ci obscène et hypnotique. L’art contemporain doit donner un sens à ce tabou. Il doit explorer ce thème de la mort dans une société qui l’évite.

Les représentions du squelette et du crâne dans l’art ont toujours fasciné et intrigué les spectateurs. Ces symboles de mort et de résurrection ont des significations riches et variées à travers les différentes cultures et époques. Le squelette et le crâne sont des motifs récurrents qui questionnent notre relation à la mort et à la vie. Nous les retrouvons dans la sculpture funéraire, les vanités chrétiennes ou la représentation contemporaine de l’art. L’histoire de l’art nous montre comment les artistes ont utilisé ces symboles. Ils ont ainsi exprimé des concepts complexes tels que la fragilité de la vie, la puissance du temps ou la quête de transcendance. Au fil des siècles, ces représentations ont évolué pour devenir des icônes culturelles chargées de sens et de réflexion.

Dans cet article, nous explorerons d’abord la symbolique du squelette et du crâne dans l’art. Nous examinerons ensuite comment ces motifs ont été utilisés pour interroger la condition humaine et exprimer des émotions profondes. Nous aborderons également la relation entre la création artistique et la pulsion de vie et de mort. Pour cela nous analyserons comment les artistes transforment l’invisible en visible à travers leurs œuvres.

Nous mettrons en lumière des œuvres emblématiques de la sculpture et de la peinture qui traitent de la mort et de l’immortalité, en explorant leur impact sur la perception de la mort à travers les siècles. De Goya à Munch, en passant par Bacon et David, ces artistes ont su capturer l’essence même de la condition humaine et nous inviter à réfléchir sur notre propre existence face à l’implacable réalité de la mort.

Enfin, nous examinerons comment l’art contemporain continue à explorer la thématique de la mort à travers des œuvres provocantes et engagées, révélant ainsi la capacité de l’art à transcender les limites de la vie et de la mort pour nous inviter à repenser notre rapport au monde et à la spiritualité.

La mort, symbole d’immortalité ?

Squelette et crâne, leur symbolique dans l’art

L’histoire de la sculpture passe aussi par les œuvres funéraires. Les tombeaux sculpturaux à travers les différentes époques et cultures permettent de comprendre comment la mort a été représentée et célébrée dans l’art. Les représentations symboliques tels que les crânes, les squelettes, tous les symboles de mort et de résurrection, ont des significations différentes.

Jean Richier "L'enfant aux têtes de mort" - photo Denis Trente-Huittessan Flickr
Jean Richier « L’enfant aux têtes de mort » – photo Denis Trente-Huittessan Flickr

Puissance

Le culte du crâne déjà au début de l’humanité était associé au cannibalisme pour assimiler la puissance de l’autre. L’ornement du crâne reflète une dualité entre la volonté de possession et l’angoisse face à l’étranger. Dans la mythologie grecque par exemple, la tête coupée de Méduse symbolise la castration féminine et la puissance génitale de la mère.

Vanités

Symbole de mort et de résurrection dans la tradition chrétienne, le crâne interpelle sur le sens de la vie éphémère et symbolise les actions réalisées. Ce concept appelé « Vanités » trouve ses origines dans le livre de l’Ecclésiaste de l’Ancien Testament. Il a émergé aux Pays-Bas au 17ème siècle, influencé par le calvinisme. C’est donc une représentation symbolique de la fragilité de la vie, de la futilité des attachements humains et de la vacuité des passions. Les artistes ont développé ce genre artistique en montrant des crânes, des sabliers, des fruits en décomposition et d’autres symboles de la vie éphémère et de la vanité des biens terrestres.

Philippe de Champaigne "Allégorie de la vie humaine" - photo Bruno Parmentier - Flickr
Philippe de Champaigne « Allégorie de la vie humaine » – photo Bruno Parmentier – Flickr

Dans la représentation des Vanités, on retrouve trois niveaux symboliques. D’abord la vanité des biens terrestres avec les objets d’art, la richesse, les plaisirs. Ensuite vient le caractère transitoire de la vie humaine par les crânes, sabliers, fleurs fanées. Et enfin les symboles de la résurrection et de la vie éternelle avec des couronnes de lauriers, épis de blé.

Relation au monde

Dans l’art contemporain, des artistes utilisent ce motif pour réfléchir sur notre relation au monde. Par exemple le crâne vide devient le symbole du « rien » par excellence. Il représente ainsi la perte du visible et de la pensée vivante. En créant, l’artiste libère une émotion et conquiert le sentiment de manque, faisant face à l’absence avec résistance.

La pulsion artistique en psychologie

L’art naît du manque

L’art naît du manque et de l’absence, depuis les premières images primitives jusqu’aux mythes grecs. Les premières œuvres rupestres comme les empreintes de mains, montrent comment le manque peut conduire à la création artistique. L’artiste utilise l’art pour représenter ce qui ne peut pas être représenté, en se basant sur les théories de Freud sur la représentation, l’affect et la pensée. Selon lui, la pensée se développe dès l’enfance grâce à la satisfaction hallucinatoire du désir en l’absence de l’objet. L’art transforme ainsi l’invisible en visible, nécessitant l’implication du spectateur pour en comprendre le sens.

Création et rêve

La création d’une œuvre d’art est similaire au processus du rêve en psychanalyse. En sculpture elle implique des aspects tels que le déplacement des matériaux, la compression de la matière, la représentation visuelle et le processus de finition de l’œuvre. Les idées inconscientes se transforment et se manifestent donc à travers la forme et la texture de la sculpture. Selon Freud, l’art permet d’exprimer des émotions et des désirs profonds en utilisant des techniques artistiques. En créant des sculptures ou des peintures l’artiste donne vie à ses inspirations et les matérialise en un objet tangible.

Au 20ème siècle, marqués par les guerres et les régimes totalitaristes, certains artistes ont mis du temps à exprimer cette expérience. Face à l’invisible et à la mort, les artistes contemporains usent de distance, rejet ou jouissance afin de surmonter l’angoisse. Ainsi l’artiste crée pour donner une forme visible à son message.

Sublimation : entre pulsion de vie et de mort

La façon dont la mort est représentée dans l’art trouve sa source dans les pulsions sexuelles et agressives. Freud l’a en effet expliqué à travers le concept de sublimation. La sublimation est un processus par lequel les pulsions sexuelles sont dirigées vers des objectifs non sexuels et socialement valorisés, comme l’art. C’est une technique de défense contre la souffrance, qui permet de retirer du plaisir de l’activité intellectuelle et artistique. Cependant, cette satisfaction provient d’illusions créées par l’imagination et ne peut pas nous faire oublier notre misère réelle.

David Cerny "Man hanging out" - photoRedschi - Pixabay
David Cerny « Man hanging out » – photoRedschi – Pixabay

La création artistique se situe à la jonction des pulsions de vie et de mort. Cela pouvant devenir destructeur si la pulsion de mort prend le dessus. Certains artistes ont su traduire les angoisses de castration et de destruction, associant parfois plaisir et humour. Les « Têtes de suppliciés » de Géricault par exemple provoquent un sentiment d’inquiétante étrangeté. Elles réactivent des angoisses et émotions archaïques liées à la vision du morcellement du corps.

Freud explore l’inquiétante étrangeté liée au thème du double, de la mort et à la relation à la castration. Il souligne l’impact du refoulement sur nos perceptions de la mortalité. La pulsion agressive est sublimée dans l’art, symbolisant le crime consubstantiel à l’être humain. Les artistes transgressent parfois les tabous en utilisant des cadavres, repoussant ainsi les limites de l’acceptable en art.

La mort et l’immortalité à travers l’art et la sculpture

Spiritualité et transcendance

Le travail d’artistes contemporains qui abordent les questions de la mort et de l’immortalité sous un angle social et politique permet d’analyser comment la sculpture exprime des concepts de spiritualité, de transcendance et de vie après la mort.

Par exemple en 2010 l’exposition « C’est la vie ! Les vanités, du Caravage à Damien Hirst » explore à travers des sculptures, des bijoux et des peintures, la signification des crânes et des symboles de la vanité de la vie. Elle remonte le temps, démarrant de l’art contemporain jusqu’à la mosaïque de Pompéi, ville détruite par le Vésuve. Elle met en lumière comment des artistes comme Robert Mapplethorpe et Keith Haring ont traité le thème de la mort. Se faisant l’écho des épidémies et les événements tragiques de leur époque. L’exposition souligne également l’influence des époques passées sur la perception de la mort. Elle met ainsi en avant la diversité des symboliques associées aux vanités à travers les siècles.

Dieu est mort

La « mort » de Dieu au 19ème siècle marque un tournant artistique, éliminant progressivement le sacré de l’art. Théodore Géricault réintroduit ce thème avec « Les Trois Crânes » vers 1814 en pleine déroute napoléonienne. Si les boîtes crâniennes sont toujours présentes, la transcendance n’est plus palpable. L’art devient lui-même cette transcendance qu’il cachait et appelait à rejoindre.

Le développement d’un marché de l’art fait de l’œuvre une valeur absolue, dénonçant la vanité de la vie humaine. La littérature, de Lamartine à Baudelaire, reflète cette évolution du rapport à la mort. Elle illustre le passage du temps et la fugacité de la vie.

La mort transcrite par les maîtres de l’art à travers les siècles

Pour l’écrivain André Malraux l’art sublime la mort. Selon le philosophe Gilles Deleuze l’art transcende la mort et permet aux œuvres d’artistes de survivre à travers les siècles. Les grands artistes sont des rescapés, devant renaître pour prétendre à l’art. Voici quelques œuvres traitant de ce sujet qui marque nos esprits à travers le temps.

« Saturne dévorant un de ses fils » par Goya

Cette œuvre, datant de 1820 environ, illustre la relation complexe entre le temps, la mort et l’existence. Saturne, figure mythologique dévore ses enfants par peur de se faire détrôner. Il symbolise la finitude de l’existence humaine et la puissance du temps qui détruit tout ce qu’il crée. Goya met alors en scène la brutalité et la violence de cette réalité inévitable, invitant le spectateur à contempler l’horreur de la condition humaine. L’œuvre de Goya nous confronte à notre propre finitude et nous invite à réfléchir sur le sens de notre existence. Nous sommes face à la toile implacable du temps qui nous emporte inexorablement vers la mort.

Francisco de Goya - Saturno devorando a su hijo - Public domain via Wikimedia Commons
Francisco de Goya « Saturno devorando a su hijo » – photo Wikimedia Commons

« Le Cri » par Munch

L’œuvre d’Edvard Munch explore la mort de manière intense et émotionnelle, mettant en lumière l’angoisse existentielle et la fragilité de la vie . Sa série de tableaux « Le Cri » peinte entre 1893 et 1917, représente la mort comme une réalité physique inéluctable et une force psychologique dévastatrice. En utilisant des visages déformés et des couleurs tourbillonnantes, Munch évoque l’absurdité de l’existence et la terreur de l’inconnu qui accompagne la perspective de la mort. En invitant les spectateurs à réfléchir sur leur propre mortalité, Munch explore donc les profondeurs de l’âme humaine. Il donne forme à des émotions qui dépassent les mots, soulignant ainsi l’importance de l’art pour sonder les questions existentielles.

Edvard Munch - Le Cri - photo Perlinator Pixabay
Edvard Munch « Le Cri » – photo Perlinator Pixabay

« Trois études pour une crucifixion » par Francis Bacon

Francis Bacon explore la matérialité de la mort dans ses œuvres. Il y dépeint de manière brutale et dérangeante la décomposition et la déliquescence du corps humain. « Trois études pour une crucifixion », triptyque réalisé en 1944 , met en scène des figures difformes hurlant leur désespoir, défigurées et dévorées par une force destructrice. Bacon dévoile alors la viande sous la chair, exposant la vulnérabilité de l’organique face au temps et à la mort inévitable. Ses peintures, loin de glorifier la mort, nous confrontent ainsi à la réalité crue de notre finitude. Elles nous rappellent la fragilité de notre existence et la brutalité de la mort.

"Trois études pour une crucifixion" - Francis Bacon - photo Txeng Meng - Flickr
Francis Bacon « Trois études pour une crucifixion » – photo Txeng Meng – Flickr

« L’assassinat de Marat », un événement inspirant pour des générations d’artistes

Jacques-Louis David représente dans un style néoclassique l’assassinat de Jean-Paul Marat par Charlotte Corday, une jeune femme royaliste. Il met en avant le sacrifice de Marat, surnommé « l’ami du peuple », dans sa lutte politique durant la Révolution française. L’œuvre lui rend hommage en le sacralisant en tant qu’icône, un martyr révolutionnaire et défenseur de la Liberté. Charlotte Corday devient également un symbole qui sera représentée de différentes manières par les artistes.

Jacques Louis David "La Mort de Marat" - photo Patrick - Flickr
Jacques Louis David « La Mort de Marat » – photo Patrick – Flickr

Ce tableau qui sera également interprété en sculpture est considéré comme emblématique en raison de sa puissance évocatrice. Son importance à la fois artistique et politique démontrent sa capacité à stimuler la création de nouvelles œuvres plastiques. L’art ne cesse ainsi de se réincarner dans ces œuvres à travers les générations. Avec sérieux ou humour chacune de ces œuvres offre alors un regard original sur cet événement historique.

  • Jean Joseph Weerts en fait une scène théâtrale en 1880 dans sa peinture « L’Assassinat de Marat ».
  • Edvard Munch en lutte des sexes présente « La mort de Marat (The Death of Marat) » en 1907.
  • Picasso en femme dévorante en 1931 avec « La femme au stylet (Mort de Marat) ».
  • Gavin Turk avec sa sculpture « The Death of Marat » en 1998 pose d’ailleurs la question de la « paternité » d’une œuvre d’art.
  • Vik Muniz a recréé en 2008 l’œuvre d’art avec des déchets pour le film « Waste Land », tourné à la décharge de Jardim Gramacho à Rio de Janeiro. Une opération à fort impact éthique et social.
  • Richard Jackson et « The Laundry Room (Death of Marat) » en 2009 fait des liens entre la terreur française et la guerre américaine contre le terrorisme.
  • Bob Wilson présente au Louvre en 2013 une vidéo mettant en scène Lady Gaga dans le rôle de Marat. L’œuvre a été commercialisé en 2021 via des NFT avec une mise à prix à 100€. Cette technologie permet d’acheter des éléments virtuels uniques, comme des œuvres d’art à des prix divers.

Entre contemplation et transcendance dans l’exploration artistique de la mort

En conclusion, l’art s’avère être un puissant miroir de notre rapport à la mort et à l’immortalité, transcendant les époques et les cultures pour offrir des perspectives profondes sur la condition humaine. À travers la sculpture, la peinture et d’autres formes artistiques, les artistes explorent et défient les normes sociales en abordant des questions existentielles essentielles. La représentation de la mort dans l’art ne se limite pas à une simple exploration esthétique : elle ouvre de vastes horizons pour réfléchir à notre relation au monde, à nos pulsions créatives et à notre quête de sens dans une existence éphémère.

En revisitant des œuvres emblématiques de maîtres tels que Goya, Munch et Bacon, nous sommes confrontés à la brutalité intrinsèque de la condition humaine, reflétée dans la décomposition et la fragilité du corps, mais aussi à la beauté poignante et aux émotions universelles que l’art peut susciter. Ces artistes semblent capables de transcender la mort elle-même, en capturant l’éphémère dans une étreinte perpétuelle et en offrant des perspectives inattendues sur la vie et nos propres limites.

Ainsi, à travers les siècles, les artistes continuent d’explorer des thèmes intemporels tels que la mort avec une sensibilité renouvelée, créant un dialogue entre le passé et le présent qui résonne profondément avec nos préoccupations contemporaines. Leur travail nous invite à la réflexion, à la contemplation et à une confrontation directe avec notre propre finitude, mettant en lumière la fugacité de l’existence et la quête de transcendance qui anime l’humanité depuis des millénaires.

En définitive, l’art est bien plus qu’une simple représentation esthétique de la mort : c’est une invitation à sonder les mystères de l’existence. Il invite à explorer les profondeurs de l’âme humaine et à trouver du sens dans l’insaisissable. Par-delà les siècles, l’art continue de nous accompagner dans notre voyage vers l’immortalité. Il nous rappelle que, même face à l’ineffable, nous pouvons trouver la beauté, la vérité et la transcendance dans les œuvres qui défient le temps et la mort elle-même.

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