Dans notre société moderne, les voitures symbolisent bien plus que de simples moyens de transport. Elles incarnent des idées complexes de liberté, d’innovation et d’indépendance. D’ailleurs leurs admirateurs les considèrent souvent comme des œuvres d’art. Cette fascination pour l’esthétique automobile trouve un écho inattendu dans le monde de la sculpture. En effet dans cet univers, les formes et les matériaux se transforment en œuvres narratives.
Le sculpteur Alberto Giacometti s’interroge : les lignes élégantes des carrosseries peuvent-elles se retrouver associées à l’art sculptural ? Il soulève une question fascinante : quand une voiture peut-elle être perçue comme une sculpture ? Giacometti observait que, contrairement aux sculptures qui posent des questions plus que des réponses, les voitures, pour remplir leur fonction, doivent atteindre un niveau de perfectionnement technique.
Cette réflexion ouvre la voie à un dialogue captivant entre l’art et la technologie, entre l’éphémère et le permanent. Chaque voiture porte ainsi en elle une promesse de voyages et de découvertes. Elle est également une invitation à repenser notre rapport à l’objet. C’est ce passionnant voyage entre la sculpture et l’automobile que nous explorons aujourd’hui, révélant les croisements subtils entre deux mondes apparemment éloignés.
L’automobile n’a rien d’une sculpture
« Vous me demandez quel rapport il peut y avoir entre une voiture et une sculpture ou même jusqu’à quel point une « belle » carrosserie ne serait-elle pas une sculpture. […]Je suis allé au Salon de l’Auto. Immédiatement, j’étais pris par le social; la concurrence, la présentation de marchandise, argent, classes, luttes, orgueil, mode et luxe.[…]Par in instant pendant cette visite, je n’ai pensé à la sculpture. Si, une fois, sur le devant d’une voiture, il y avait quelque chose comme une petite Victoire de Samothrace. »
Cette réflexion provient d’un extrait de « Pourquoi je suis sculpteur » d’Alberto Giacometti, écrit en 1957 et intitulé « La voiture démystifiée ».
Au commencement de la conception d’une voiture, il était courant de débuter par une maquette en argile. Aujourd’hui, la conception d’un véhicule a évolué. Pour réaliser des maquettes à l’échelle, les industriels utilisent des techniques de fabrication avancées. L’usinage 3D et l’impression numérique permettent une visualisation précise.
Lors de sa visite au Salon de l’Automobile en 1957, le sculpteur Giacometti examine les liens entre la sculpture et l’automobile. Il observe tout d’abord le contexte social et économique qui entoure ces véhicules, où l’esthétique et le luxe se mêlent aux enjeux de statut et de concurrence. Il admet que la conception d’une voiture commence par un processus sculptural. Toutefois il souligne qu’un objet tel qu’une automobile doit être achevé et impeccable pour remplir efficacement sa fonction, contrairement à une œuvre sculptée
« Aucune sculpture ne détrône jamais aucune autre. Une sculpture n’est pas un objet, elle est une interrogation, une question, une réponse. » Alberto Giacometti
Giacometti met en avant que les sculptures sont des requêtes intemporelles. Elles conservent leur pertinence et leur beauté même modifiées ou inachevées. Chaque pièce, qu’elle soit de Michel-Ange ou de Rodin, peut changer de signification sans être simplement ramenée à une recherche de perfection.
En revanche, une voiture, lorsqu’elle est endommagée, perd sa fonctionnalité et se transforme en débris. Il termine en se questionnant sur la place de l’art abstrait dans cette réflexion. Il insinue en cela que même les œuvres contemporaines, bien qu’elles soient des objets, continuent de susciter des interrogations intemporelles. Giacometti nous incite ainsi à méditer sur la nature des créations artistiques et leur aptitude à dépasser la matérialité.
Un rêve d’évasion pour Dalí dans l’univers clos d’une voiture
Les influences surréalistes transparaissent dans l’œuvre de Salvador Dalí, notamment à travers son goût pour les Cadillac. Cela est visible dans ses tableaux et sa sculpture « Taxi Pluvieux » de 1938, où la voiture joue un rôle central. Dans cette œuvre, un taxi noir Cadillac Série 62 cabriolet est conduit par un chauffeur coiffé d’un chapeau-requin. Une femme en robe de soirée se trouve à l’arrière. L’ambiance détrempée présente des laitues et chicorées qui poussent, des escargots de Bourgogne qui prolifèrent. Le tout sous une pluie artificielle que le public peut activer contre une pièce de monnaie.
Métal froissé, matière première de John Chamberlain
C’est à la fin des années 1950 que l’artiste américain John Chamberlain commence à créer ses célèbres compositions tridimensionnelles. En utilisant des éléments de véhicules mis au rebut, il froisse, enroule, emboutit et étire ces tôles métalliques. Il multiplie ainsi les facettes de la surface du matériau. Ce processus créatif unique de duplication et de décomposition transforme un objet familier, l’automobile, en sculpture remarquable. Chaque pièce témoigne à la fois de son geste artistique et de son origine automobile.
Les sculptures de Chamberlain se caractérisent par des couleurs vives et une énergie palpable. Elles se situent à la croisée de l’expressionnisme abstrait et du Pop Art. Dès ses années d’études au Black Mountain College, il s’intéresse à l’utilisation d’objets récupérés. mais c’est en 1957 qu’il découvre le matériau idéal pour incarner sa vision artistique : les éléments écrasés d’une Ford dans une casse. La transformation de ces voitures en œuvres d’art dénote un dialogue fascinant entre l’art et l’industrie, insufflant une nouvelle vie à des objets en fin de cycle.
Depuis le début des années 1960, ses œuvres sont intégrées dans des collections majeures. Il participe à des événements prestigieux comme la Biennale de São Paulo en 1961 et la Biennale de Venise en 1964. Des rétrospectives importantes lui sont consacrées dans des institutions emblématiques comme le musée Guggenheim de New York et le Museum of Contemporary Art de Los Angeles. John Chamberlain s’est éteint en 2011 à New York.
Immobiles automobiles : la liberté revisitée
Le long de l’emblématique route 66 à Amarillo au Texas, le collectif Ant Farm installe « Cadillac Ranch », une œuvre de Land Art créée en 1974. Cette installation monumentale présente dix Cadillac plantées verticalement dans le sol. Inspirée par le pop art et l’esprit anti-conformiste des années 1970, cette œuvre reflète le déclin des Trente Glorieuses. Elles évoquent des pierres tombales et critiquent l’importance de l’automobile aux États-Unis. Cela met en lumière la prise de conscience environnementale de l’époque particulièrement marquée par la crise de l’industrie automobile.
Bien que sur un terrain privé, l’œuvre reste accessible depuis l’autoroute. Elle invite les visiteurs à participer en graffant les voitures, renforçant ainsi leur désacralisation. Les Cadillac sont régulièrement repeintes pour renouveler cet espace d’expression, tout en interdisant toute exploitation commerciale sans autorisation.
Sous le bitume, la voiture : l’ironie de James Wines
En 1978 le parking ordinaire d’un centre commercial a vu naître une œuvre d’art originale et percutante. Le « Ghost Parking Lot », conçu sur site sous la direction de James Wines dans la ville de Hamden dans le Connecticut. Cette installation propose une critique incisive de la vacuité des espaces commerciaux et de la culture automobile. L’installation intègre des éléments de réflexion, d’ironie et de sarcasme, liés à la vie contemporaine centrée sur l’automobile. Le « Ghost Parking Lot » se démarque par son approche « site-specific », tirant sa force de son intégration dans un environnement urbain banal.
L’œuvre se compose de vingt voitures des années 60 et 70, récupérées dans des casses puis disposées à différentes profondeurs. Elles sont ensuite recouvertes de béton pulvérisé et d’asphalte. Certaines sont à peine visibles, occupant des places de manière aléatoire. Le revêtement en asphalte épouse les formes des véhicules, facilitant leur identification par les passants. L’ensemble crée un effet visuel saisissant, où les voitures semblent lentement s’enfoncer dans le sol, comme absorbées par l’asphalte, au milieu des autres véhicules stationnés.
Une œuvre en lien avec le lieu
James Wines a précisé lors d’une interview que le développeur du centre commercial et passionné d’art, avait chargé l’artiste en 1977 de concevoir cette œuvre publique. L’artiste a bénéficié d’une grande liberté concernant le choix du sujet, du design et des matériaux. Wines a souligné que « l’art public tire souvent sa signification de son emplacement », notant que le placement des voitures en dessous du niveau du parking crée un contraste saisissant. Il a également mis en avant que si cette œuvre était déplacée dans un musée, elle perdrait toute sa pertinence.
Une œuvre disparue, remplacée par un parking !
Le « Ghost Parking Lot » illustre le culte de la mobilité américain, tout en intégrant des éléments « incontrôlables » comme l’ambiguïté et l’instabilité, créant une relation unique avec son environnement. Malheureusement, l’œuvre a souffert de dégradations. Devant le coût des réparations elle a été démolie en 2003 pour permettre l’ajout de places de parking supplémentaires. Le site est maintenant devenu banal, symbolisant la victoire de l’avidité commerciale sur l’art. Bien qu’éphémère, cette réalisation visait à susciter la réflexion, marquant un instant où l’art questionnait audacieusement l’environnement commercial. Seuls des souvenirs subsistent aujourd’hui d’une œuvre qui a osé défier les conventions.
Les sculptures à compressions de César
Après avoir découvert la presse hydraulique qui compacte les véhicules, César l’intègre à son processus créatif. Le sculpteur ouvre ainsi la voie à l’utilisation de la technique de compression des voitures pour produire des sculptures monumentales. Avec ses « Compressions » César transforme l’automobile, un symbole de modernité et de consommation, en sculpture, structure dense qui interrogeant l’essence et la signification de l’objet.
L’une de ces œuvres emblématiques est la « Compression Ricard », réalisée en 1962. En 1989 à Nîmes, il créé une pièce saisissante « Compression de voitures ». Pour cela il sélectionne minutieusement des carcasses pour leurs textures et couleurs distinctives. Exécutée en public cela génère des surfaces riches en détails, illuminées par des jeux de lumière et des teintes entrelacées. Ces créations construites à partir d’épaves compressées, offrent une critique de la société de consommation et de l’obsolescence programmée.
Une critique de la société de consommation
Des artistes, y compris Arman, ont transformé des pièces de véhicules abandonnés en sculptures pour critiquer le gaspillage et la surconsommation. En 1982, l’artiste créée « Long Term Parking », une sculpture monumentale de 18 mètres constituée de voitures empilées et enrobées de béton. Il remet ainsi en cause la durabilité des objets contemporains. Cette tour a suscité des controverses et donné lieu à des tentatives infructueuses pour la déplacer par voie judiciaire. Conçue pour évoluer, l’œuvre devait dès le départ montrer les pneus se dégrader, les carrosseries rouiller et se désintégrer. Près de 40 ans après sa création, le temps a agi, et certaines voitures sont désormais bien abîmées. L’aboutissement de cette sculpture sera la disparition complète de chaque automobile, révélant les espaces vides dans le béton.
Liberté sous compromis avec Fabrice Hyber
Fabrice Hyber, artiste de renom depuis plus de vingt ans et lauréat du Lion d’Or à la Biennale de Venise, redéfinit notre perception des objets à travers ses Prototypes d’Objets en Fonctionnement. Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Nantes, Hyber crée des œuvres interconnectées, formant une « écologie mentale » qui inspire de nouvelles manières d’interagir avec les objets. Chaque pièce propose des usages inachevés, encourageant les utilisateurs à envisager de nouveaux comportements.
Une de ses sculptures marquantes est la « Voiture à double tranchant, POF n°87 ». Un assemblage insolite et absurde de deux avant-corps du modèle Wartburg 353 produit en ex-Allemagne de l’Est. Avec un levier de vitesse au plancher permettant une conduite dans deux directions, cette œuvre incarne l’ironie post-communiste et l’échec d’une utopie. Cette œuvre pose un regard critique mais nuancé sur les promesses non tenues du communisme. À travers cette pièce, l’artiste Fabrice Hyber met en lumière des enjeux historiques, sociologiques et écologiques, incitant à réfléchir sur la fonction des objets et leur impact sur notre société, tout en explorant les contradictions d’un projet idéologique avorté.
L’impression de vitesse dans l’immobilité de la sculpture
La DS, cette voiture iconique, n’est aujourd’hui plus en production. En 1993, le sculpteur Gabriel Orozco réinterprète cette Citroën des années 50 en la découpant longitudinalement, créant une version biplace profilée intitulée « DS ». Ce travail a impliqué découpage, séparation et soudure, laissant la partie centrale et le moteur absents. Une voiture sans moteur se mue ainsi en sculpture, explorant la relation entre sculpture et automobile, et évoquant les thèmes du mouvement et du hasard.
Ces sculptures bien que figées sous-entendent le potentiel de mouvement, révélant une coexistence d’absence et de transformation. En mêlant organique et synthétique, Orozco interroge la nature de l’art et démontre que les formes automobiles connaissent des processus d’hybridation et de transformation.
L’automobile, une sculpture contradictoire
La voiture, symbole intemporel de liberté et d’aventure, a inspiré de nombreux artistes à travers les décennies. En réfléchissant au design automobile comme une forme de sculpture moderne, certains artistes ont intégré les véhicules dans leurs créations pour critiquer la société de consommation et interroger la matérialité.
L’automobile transcende sa fonction utilitaire pour devenir une expression artistique riche en sens. Ce voyage créatif révèle une fascinante dualité : l’auto est à la fois un objet de désir, symbole d’émancipation, et une critique de nos sociétés axées sur la consommation effrénée. Les artistes contemporains transforment ces objets du quotidien en sculptures critiques, explorant leur fonction et leur obsolescence. À travers leurs travaux, l’automobile devient un miroir, reflétant à la fois les aspirations et les contradictions de la modernité.
Dans la deuxième partie de ce thème, nous examinerons comment la sculpture aborde des préoccupations liées à la surconsommation, à l’identité culturelle et à l’impact de la technologie, tout en mettant en lumière les tensions entre tradition et modernité.