Je suis allée au Brooklyn Museum pour découvrir l’œuvre de Judy Chicago, « The Dinner Party ». Cette installation emblématique de l’art féministe des années 70 m’a beaucoup marquée. Elle a réalisé un énorme travail de recherche sur plusieurs années, et chaque détail est soigneusement pensé. L’œuvre met en avant les accomplissements de femmes souvent ignorées par l’histoire. Face à tant de force, j’ai eu envie de partager des photos de l’exposition avec vous lecteurs. Je souhaite ainsi vous transmettre l’intensité de cette expérience et souligner l’impact des histoires qui prennent enfin vie. « The Dinner Party » n’est pas juste une œuvre d’art, c’est une célébration de l’héritage féminin et une invitation à repenser notre histoire collective.
La déconstruction de l’invisibilité à l’œuvre
Judy Chicago avait entamé un projet « Twenty-Five Women Who Were Eaten Alive » autour de 25 femmes inscrites sur des assiettes accrochées à un mur. Le titre jouant sur l’image de l’invisibilisation de la femme dans la société. L’artiste élargi alors l’idée.



L’installation prend la forme d’une grande table triangulaire, mesurant environ 14,6 mètres de côté. Sur cette table, 39 places sont dressées, chacune rendant hommage à une femme historique ou mythique ayant marqué l’histoire. Chaque invitée se voit représentée par une assiette en céramique décorée, souvent avec des motifs floraux évoquant la vulve. Le décor de chaque place est unique, incluant également des nappes brodées et des couverts distinctifs, reflétant la personnalité et l’époque de chaque femme.



Le socle de l’œuvre « Heritage Floor » en carreaux de porcelaine, présente les noms de 998 femmes, écrits en cursive. L’artiste a du faire des recherches intensives afin de retrouver des bribes d’informations sur ces noms pour la plupart oubliés. Ces femmes ont apporté des contributions significatives à la société. Elles ont lutté pour l’égalité ou éclairé des aspects majeurs de l’histoire des femmes. Parmi ces noms toutefois, une erreur datant de 1804 est présente. Crésilas, sculpteur grec de l’Antiquité, était pensé comme étant une femme.
Un symbolisme riche
« The Dinner Party » est riche en symbolisme visuel, chaque élément étant soigneusement conçu pour honorer les femmes représentées à la table.
La table triangulaire
La forme triangulaire équilatérale symbolise l’égalité et représente le symbole féminin ancestral de la trilogie (comme la trinité, la tripartition du corps, esprit et âme). Chaque côté de la table est de la même longueur, suggérant l’équité entre les femmes de différentes époques et cultures. À l’instar de « La Cène » 13 convives peuvent ainsi siéger de chaque coté.
Les assiettes en céramique
Chaque assiette est ornée de motifs en relief qui symbolisent la vulve, représentant la féminité et le pouvoir créatif des femmes. Les designs sont artistiquement uniques pour chacune des 39 femmes, inspirés par leur vie et leur époque. Les 39 assiettes progressent d’un motif plat à un relief élevé, symbolisant l’émancipation croissante des femmes à travers l’histoire.
Les nappes brodées
Les nappes sous chaque assiette sont brodées de manière complexe avec des éléments qui racontent l’histoire et les réalisations de chaque femme. Les motifs et les couleurs varient en fonction de l’identité culturelle et historique des femmes honorées.
Le socle
Ce socle, « le plancher de l’héritage », symbolise la base sur laquelle les 39 femmes principales reposent, suggérant que chaque femme célèbre un héritage collectif.
Les couleurs
Les couleurs utilisées dans les assiettes et les nappes véhiculent également des significations symboliques. Par exemple, les couleurs vibrantes et audacieuses représentent l’énergie et la force, tandis que les teintes plus subtiles peuvent refléter une dignité ou une tranquillité.
Une œuvre collaborative
Judy Chicago commence le processus de travail seule pendant 3 ans. Ensuite ce sont 400 personnes, principalement bénévoles, qui y contribuent. Une « hiérarchie bienveillante » permet de réaliser cette œuvre. L’artiste conservait toutefois le contrôle final malgré l’approche collaborative.
Une table pour l’histoire des invisibles
La table triangulaire de « The Dinner Party » se divise en trois volets, chacun représentant une période historique.
L’aile 1 retrace l’émergence et le déclin du monde classique. La deuxième aile traite de l’essor du christianisme et se termine au 17ème siècle à l’époque de la Réforme. Quand à la troisième aile, elle illustre l’Âge de la Révolution puis parcours le 20ème siècle jusqu’aux dernières places.
Aile I : De la préhistoire à l’empire romain













Aile II : Des débuts du christianisme à la Réforme













Aile III : De la révolution américaine à la révolution des femmes













La permanence d’un héritage
« The Dinner Party » a nécessité six ans de travail et un budget de 250 000 $. L’artiste fonde en 1977 « Through the Flower » une organisation à but non lucratif afin de gérer le financement et le soutien public considérable pour cette œuvre. Depuis sa création, elle s’est investie dans de nombreuses initiatives qui offrent des opportunités pour apprendre l’histoire des femmes à travers l’art. L’accent est mis sur des activités éducatives qui mettent en valeur les réalisations des femmes. L’objectif est alors de les responsabiliser, de les instruire et de les inciter à influencer le changement social par le biais de l’art.
Une œuvre ancrée
« The Dinner Party » attire près de 100 000 visiteurs en 1980 au Brooklyn Muséum, l’une des premières étapes de la tournée initiale. Le souhait de Judy Chicago pour cette œuvre était de « mettre fin au cycle d’omission continu qui a conduit à l’effacement des femmes de l’histoire ». En 2002, Elizabeth A. Sackler a généreusement fait don de l’œuvre au musée. Cela lui garantissant ainsi une demeure permanente. En 2007, le Centre Elizabeth A. Sackler pour l’Art Féministe ouvre ses portes avec « The Dinner Party » comme pièce centrale.
Depuis son installation au Brooklyn Museum, l’œuvre a gagné en reconnaissance. Cependant, même aujourd’hui, l’artiste écrit que malgré sa nouvelle popularité et le soutien de galeristes influents, « les échelons supérieurs du monde de l’art restent hors de ma portée […] la préservation à long terme de mon art n’est pas assurée ». Judy Chicago continuera donc dans la même voie : « Retourner dans mon atelier et tenter de tirer un sens de la vie et des nombreux défis qu’elle présente ».
L’art féministe comme acte révolutionnaire
L’art féministe est présenté comme un processus où une femme se donne naissance à elle-même. Cela suscite une multitude de questions chez ceux qu’elle rencontre. Les gens s’interrogent sur sa nature spécifique : sa taille, sa forme, sa couleur. Ils se demandent aussi comment le reconnaître et quel ressenti il procure. Tandis que certains croient en son existence, d’autres la nient ou ne s’en préoccupent pas, illustrant différents niveaux de compréhension et d’acceptation de l’art féministe.
N’hésitez pas à lire ces articles du blog consacrés au féminin dans l’art :
La force du féminin sacré : un art de la révélation 1/3
Femmes ou sorcières : un art de la révélation – 2/3
Du féminin au féminisme : un art de la révélation 3/3
La réévaluation du rôle féminin dans l’art
Alors qu’elle parcourt les galeries des musées, Judy Chicago se rend compte que de nombreuses œuvres d’art traditionnelles déforment l’image féminine et nient sa puissance intérieure. Elles la réduise à une présence passive. Constatant l’agressivité exprimée dans les peintures abstraites américaines récentes, elle n’arrive pas à s’identifier à cette manière de dominer la toile. Pour elle, créer de l’art devrait symboliser le processus de la vie, plutôt que de manipulation et de contrôle. Malgré la douleur causée par certaines œuvres, elle reconnaît toujours la beauté de l’esprit humain qui peut y transparaître. L’artiste s’interroge sur la manière dont l’art reflète les valeurs du monde, remettant en question la séparation entre l’art et la vie, les hommes et les femmes, le bien et le mal, le corps et l’esprit.
« The Dinner Party » a été conçu parallèlement à un manuscrit enluminé qui devait réinterpréter l’histoire de la Genèse sous un angle féministe. Le projet de Chicago visait non seulement à représenter les femmes, mais aussi à modifier le système de représentation dans son ensemble pour permettre aux identités non hégémoniques de s’exprimer, de s’articuler, de créer leurs propres mythes. Insister sur la lisibilité au sens littéral devient un acte révolutionnaire.
La réaction des féministes
Un accueil varié
L’œuvre a suscité des réactions variées. Des critiques féministes comme Lucy Lippard ont défendu sa richesse émotionnelle et sa complexité. D’autres comme Hilton Kramer, l’ont qualifiée de kitsch et de didactique. Maureen Mullarkey a critiqué « l’essentialisation » des femmes et le manque de respect perçu envers leurs réalités individuelles. Certaines critiques ont aussi noté la variation dans l’impact visuel des différents éléments de l’œuvre.
Amelia Jones, quant à elle, a souligné le caractère coopératif du projet et non purement collaboratif, insistant sur la hiérarchie claire dirigée par Chicago. Enfin, des critiques comme Roberta Smith et Janet Koplos ont commenté l’inégalité esthétique entre les chemins de table, les assiettes, et les couverts.
Un féminisme blanc ?
Malgré son impact, l’installation reçoit plusieurs critiques pour son manque de diversité. L’absence de figures latino-américaines et de femmes noires comme Dona Marina, dite aussi « La Malinche » ou bien Frida Kahlo soulève des questions sur un féminisme blanc. Il s’agirait donc d’une histoire symbolique des femmes dans la civilisation occidentale. Judy Chicago défend son œuvre en affirmant qu’elle reflète les limites contextuelles de son époque. Les informations sur les femmes non-blanches étaient bien moins accessibles.
Une artiste qui se remet en question
« The Dinner Party » était « une œuvre que tout le monde voulait voir mais que personne ne voulait exposer ». Judy Chicago écrit avec franchise qu’elle était tellement concentrée sur les questions de genre qu’elle a négligé d’explorer le travail des artistes et écrivaines de couleur, « Une omission impardonnable de ma part ». Au début, elle croyait que toutes les injustices étaient une conséquence du sexe, mais elle comprend désormais que « le système artistique est injuste envers les artistes, qu’ils soient femmes ou hommes, surtout s’ils appartiennent à des minorités ».
La reconnaissance de l’artiste
En 2018, Judy Chicago a été nommée l’une des « 100 personnes les plus influentes » par le magazine Time. Elle est reconnue parmi les « artistes les plus influents » par Artsy. En 2019, Judy Chicago reçoit le prix Visionary Woman du Museum of Contemporary Art de Chicago et reçoit les honneurs du gala annuel du Hammer Museum à Los Angeles. En 2020 le Museum of Arts and Design la célèbre lors du MAD Ball annuel. Sa première rétrospective de carrière a lieue en août 2021 au de Young Museum de San Francisco.
Découvrez l’artiste dans l’anecdote et podcast « Judy Chicago : Un art féministe pour une révolution humaine ».
Et si elles se rencontraient…
On peut imaginer que si les invitées de « The Dinner Party » avaient pu se retrouver autour de cette table, elles auraient échangé des récits captivants de résilience, d’innovation et de quête de reconnaissance. Leurs conversations auraient pu aborder comment chacune a évolué dans un monde souvent dominé par les hommes. Elles partageraient des idées sur l’art, les sciences, et d’autres domaines où elles ont laissé leur marque. Peut-être auraient-elles discuté de leurs rêves inassouvis et de leurs réalisations obtenues contre vents et marées, créant ainsi un espace d’encouragement mutuel et de motivation. En partageant leurs expériences, elles auraient certainement enrichi notre compréhension collective de l’héritage féminin, tout en nous rappelant les batailles passées et les succès à venir. Leurs échanges symboliques nous invitent à continuer de remettre en question l’histoire telle qu’on nous l’a enseignée et à faire entendre les voix qui ont longtemps été ignorées.
Et vous, avez-vous une idée de ce qu’auraient pu partager ces convives autour de cette table ? Et qu’auriez-vous partagé avec elles ?